FOCAALE - Synthèse comparative de la recherche

SYNTHESE COMPARATIVE DE LA RECHERCHE

1 Initié en 2018, le projet FOCAALE – Français Opérationnel et Contextualisé pour Adultes en Apprentissage de la Lecture-Écriture – a pour objectif d’améliorer l’enseignement du français pour les adultes venus en migration peu ou pas scolarisés en mutualisant les expertises et les pratiques existantes de trois pays francophones de l’Union européenne, la France, la Belgique et le Luxembourg. Il est cofinancé par le programme Erasmus+ de l’Union européenne et comptent quatre partenaires à savoir l’établissement public France Education international, l’association RADyA, le centre de formation Proforal et la plateforme associative Clae. Auteur de la synthèse comparative : France Neuberg Contributeurs : Thomas Arbouet, Sol Inglada, Marie Laparade, Blandine Forzy, Jonathan Szajman et Anita Helpiquet. Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0)

2 Préface : Le français langue d’intégration, de cohésion sociale et de survie pour adultes primo-arrivants non-lecteurs non-scripteurs Cynthia EID, PhD Vice-Présidente FIPF (Fédération internationale des professeurs de français) Doyenne École des formateurs, Groupe IGS, France Le Rapport de synthèse comparative rédigé par France Neuberg est une perle rare dans un contexte de didactique de langue où la question d’Alphabétisation pour primo-arrivant(e)s adultes apprenant le français langue étrangère brille (ou presque) par son absence. J’ai eu un grand plaisir et un vif intérêt de lire en primeur ce rapport rédigé dans le cadre du projet FOCAALE (Français Opérationnel et Contextualisé pour Adultes en Apprentissage de la LectureÉcriture), rapport qui aborde le thème de l’acquisition des compétences de lecture et d’écriture en langue française. Ledit rapport se penche sur la problématique des avancées et des obstacles de l’enseignement du français aux adultes non-lecteurs, non-scripteurs, tels que décrits par la recherche scientifique. Trois pays se sont intéressés à cette recherche en l’occurrence le Luxembourg, la Belgique et la France. Des contextes et réalités différents certes, mais un problème unique à tenter de résoudre, non seulement en Europe, mais également sur d’autres continents. Le Public en question est celui de personnes peu ou pas scolarisées dans leur pays d’origine et qui apprennent le français comme langue étrangère, souvent illettrées ou analphabètes dans leur langue maternelle et qui souhaitent développer simultanément les compétences écrites, mais aussi orales. Cet apprentissage touche des adultes pré-alphabètes1 (personnes qui vivent au sein d’une culture orale et dont la langue n’a pas de forme écrite ou qui n’a que récemment acquis la forme écrite), analphabètes (personnes qui n’écrivent ni ne lisent dans quelque langue que ce soit, mais vivent dans une société alphabétisée), partiellement alphabétisés (personnes qui possèdent certaines compétences en lecture et en écriture dans leur langue maternelle) ou alphabétisés (dans un autre alphabet ou dans l’alphabet latin). Figure 1. Continuum d’Alphabétisation pour immigrants adultes 1 Johansson, L. et coll. 2005. Alphabétisation pour immigrants adultes en FLS, Centre des niveaux de compétence linguistique canadiens (CNCLC).

3 Nous pourrons ainsi constater la diversité des personnes migrant(e)s, « par leur âge, par leur parcours, par leur scolarité, par leur plurilinguisme, par leur formation et leur expérience professionnelles, par leur trajectoire et leurs référents culturels, par leur capacité de résilience2 ». Sébastien Langevin3 - dans le dossier Français langue d’accueil (mai-juin 2017) - se pose la question de savoir si la langue française était accueillante. Pour lui, elle accueille depuis toujours des mots « étrangers » pour se nourrir lorsque ceux-ci lui semblent utiles, car aptes à restituer au plus juste une réalité « étrange ». « Pour un migrant, par exemple un réfugié chassé de son pays par un conflit armé, le premier sésame d’une existence loin de chez lui passe forcément par l’apprentissage plus ou moins approfondi de la langue de l’endroit où il s’installe, contraint ou forcé ». Or, cet apprentissage est-il le plus adéquat et le plus efficace pour mieux s’intégrer dans la société d’accueil ? Les enseignant(e)s de langue française (souvent de FLE ou de FLM français langue maternelle) qui assurent cet apprentissage sont-ils/elles formé(e)s à cette nouvelle réalité que ce soit en formation initiale ou en formation continue ? Malgré toutes ces questions et difficultés auxquelles l’auteure du rapport FOCAALE tente de répondre, nous verrons brièvement la puissance de la compétence scripturale dans l’intégration des migrant(e)s dans la société d’accueil (1), la différence entre formations continues adressées aux enseignant(e)s de FLE et celles des enseignant(e)s Alpha, et la nécessité d’une formation qui s’adapte à cette nouvelle réalité (2), le rôle du tissu associatif comme tremplin entre les allophones et le manquement aux rôles des États accueillants (3) et enfin la place de l’humanisme dans tels dispositifs (4). 1. L’intégration des migrant(e)s par la langue écrite Comment évolue une société dans laquelle arrivent des flux importants de population avec parfois des différences de socialisation, de certitudes, de convictions, de règles collectives, de comportements, de vécus et de langue(s) ? Cette réalité est appelée par le CLAE « la commune humanité » car au-delà de la diversité culturelle, l’accent est ainsi mis sur ce qui est commun, ce qui rassemble. L’intégration linguistique et culturelle à travers l’alphabétisation nous semble néanmoins être l’un des éléments clés de cette réussite. Par alphabétisation, il s’agit d’« Aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités4», quant à la littératie, elle se définit comme un « Ensemble des connaissances en lecture et en écriture permettant à une personne d’être fonctionnelle en société5» et de pouvoir s’épanouir. 2 Actes des journées d’études, Les associations d’enseignants de français et les publics migrants, FIPF, Bruxelles, 6-7 décembre 2017, p. 5. 3 Langevin, S. Le français dans le monde, dossier Français langue d’accueil (mai-juin 2017), introduction. 4 La littératie à l’ère de l’information/Rapport final de l’Enquête internationale sur la littératie des adultes 5 Le grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de langue française, tiré du ministère de l’Éducation du Québec, 2005

4 Comment, entre autres, faire épanouir 85 244 demandeurs d’asile ? Ce chiffre enregistré en 2016 en France (qui a certainement augmenté considérablement aujourd’hui) semble dérouter les services publics et privés à la fois : 5900 personnes proviennent du Soudan, 5600 personnes proviennent d’Afghanistan, 5600 personnes proviennent d’Albanie, 4900 personnes proviennent d’Haïti et 3600 personnes proviennent de Syrie. On le sait toutes et tous, la bonne volonté ne suffit pas, il faudrait qu’elle se transforme par des actes stratégiques, comme on le dit si bien au Québec, il faudrait que les bottines suivent les babines. Force est de rappeler aussi qu’il ne s’agit pas du premier flux migratoire, puisqu’entre 1998 et 2001, un grand nombre de personnes originaires des Balkans ont immigré vers les pays d’Europe de l’Ouest. Ce flux a contribué à combler un besoin croissant, à savoir la création des premiers centres de réfugiés6. De 1998 à aujourd’hui, la situation ne s’est pas beaucoup améliorée. Les enseignant(e)s de français demeurent peu ou prou formé(e)s à la problématique migratoire et se retrouvent dépourvus face aux personnes non scolarisées. En outre, on sait que « la langue est souvent un handicap dans la démarche d’intégration sociale, y compris pour les citoyens les moins favorisés de nos sociétés, souvent stigmatisés pour leur sociolecte ou leurs transgressions du code à l’écrit, mais a fortiori pour les nouveaux arrivants, issus de cultures aux usages différents »7. C’est dans ce sens qu’abondent les recherches de l’Approche neurolinguistique (ANL) au Canada, menées par Claude Germain et Joan Netten, traçant le lien étroit entre le cercle/cycle suivant : l’oral qui aboutit à la lecture, ensuite à l’écriture, puis à la lecture de nouveau avant de boucler la boucle avec l’oral (point de départ et d’arrivée) pour une communication optimale dans la société en général et dans la société d’accueil en particulier. Figure 2. Cycle de littératie pour l’ANL Afin de pouvoir lire et écrire, quel processus d’alphabétisation recommander pour les migrant(e)s non alphabètes sachant que l’acquisition de la langue écrite repose sur des opérations mentales très différentes en fonction de la scolarité antérieure ? L’apprentissage de l’écrit en français avec des publics allophones se fait nécessairement en parallèle avec l’apprentissage de l’oral. On ne peut développer les compétences scripturales (écriture) et de littératie (lecture) sans accès préalable au 6 Jean Constant, Lire et Écrire, Actes des journées d’études, Les associations d’enseignants de français et les publics migrants, FIPF, Bruxelles, 6-7 décembre 2017, p. 22. 7 Stéphane Lopez, OIF, Actes des journées d’études, Les associations d’enseignants de français et les publics migrants, FIPF, Bruxelles, 6-7 décembre 2017, p.13.

5 sens. À titre informatif et non exclusif, comment remplir un formulaire si on ne comprend pas ce qu’est le nom, l’adresse, la profession, etc.? 2. Formations continues adressées aux enseignant(e)s de FLE vs celles adressées aux enseignant(e)s Alpha Sachant que « les professeurs de français constituent un vecteur incontournable de rapprochement entre les nouveaux arrivants et le reste de la population8 », force est de constater que peu de formations sont assurées auprès des enseignant(e)s Alpha pour aborder le public des personnes allophones peu scolarisées. Souvent les enseignant(e)s sont bénévoles et sont découragé(e)s par l’absentéisme des apprenant(e)s immigrant(e)s, par le manque de ressources appropriées mises à leur disposition, par le manque de formation alpha, par l’isolement face aux difficultés rencontrées et surtout face au manque de soutien psychopédagogique du centre d’accueil à l’égard de l’enseignant(e). Inutile de rappeler l’incapacité des structures à s’ouvrir aux spécificités et aux problèmes des migrant(e)s, qui ne serait que temporaire si on les aidait davantage ; « le manque de préparation des personnes, y compris des enseignant(e)s, qui doivent leur donner l’aide bien spécifique dont ces publics ont besoin, plus particulièrement en matière de français langue seconde, qui se décline aussi bien en français langue de scolarisation qu’en français langue d’intégration…ou de survie9 ». On ne peut pas répondre à cette problématique épineuse avec les moyens du bord. Pour être efficace, le programme d’alphabétisation pour immigrant(e)s adultes se doit d’être holistique, c’est-à-dire qu’il doit tenir compte des apprenant(e)s comme étant des « personnes dont les besoins vont au-delà de la salle de classe »10. Ce n’est guère parce qu’on possède la langue française qu’on l’enseigne ; quand bien même le/la formateur/trice aurait suivi une ou plusieurs formations de FLE. Loin de tourner le dos au bénévolat, nous souhaitons professionnaliser le métier d’enseignant(e) alpha. 3. Rôle de l’associatif dans la formation continue des enseignant(e)s Alpha « L’implication des associations11 de professeur(e)s de français dans la formation des enseignant(e)s, l’engagement des enseignant(e)s de français dans les formations linguistiques, ou encore la sensibilisation des membres de ces associations à l’accueil et à la formation linguistique des 8 Grégoire Diamant, Les professeurs de français et le public migrant, Actes des journées d’études, Les associations d’enseignants de français et les publics migrants, FIPF, Bruxelles, 6-7 décembre 2017, p. 14 9 Actes des journées d’études, Les associations d’enseignants de français et les publics migrants, FIPF, Bruxelles, 6-7 décembre 2017, p. 5. 10 Le français dans le monde, dossier Français langue d’accueil (mai-juin 2017), p.4 11 Tous les organismes qui œuvrent pour le rayonnement de la langue française [notamment la FIPF, ses partenaires et les associations de professeurs de français].

6 migrant(e)s12 » vient remplacer le manque de dispositifs d’accueil proposés par les trois États susmentionnés dans cette recherche. Bien que souvent non professionnel et orienté FLE beaucoup plus qu’Alpha, grâce au tissu associatif, le métier d’enseignant(e) permet de toucher le cœur des primo-arrivants et de leur permettre de voir leur pays d’accueil autrement. Le métier d’accompagnateur/trice Alpha s’apprend et est à réinventer à l’heure actuelle, puisque dans ce métier chaque don (chaque immigrant(e)) a les mêmes chances de se développer. Le métier de formateur/trice Alpha qui accompagne les migrant(e)s dans la construction de sens mise sur leur apprentissage expérimental et expérientiel en vue d’une meilleure cohésion dans la société d’aujourd’hui et de demain. Force est d’encourager les associations de professeur(e)s de français – acteurs/trices des politiques linguistiques en faveur de la langue française et du plurilinguisme – à faire émerger une demande de cours de français et à s’engager comme organisateurs de la formation continue Alpha de leurs membres et celle des enseignants de leur pays. Ainsi la formation Alpha constituera un vecteur de professionnalisation des professeur(e)s de français, une garantie de la qualité de l’enseignement de la langue pour immigrant(e)s et un élément crucial pour le succès d'une politique d’évolution du système migratoire. En l’absence de dispositif clair et coordonné, c’est l’associatif – dans une initiative citoyenne – qui s’assure que la formation des formateurs est en adéquation avec les attentes et les besoins des immigrant(e)s, c’est l’associatif qui soutient les professeur(e)s dans leurs démarches de transformation en leur donnant les moyens de se former et de changer. C’est le tissu associatif qui aide les professeurs de français à améliorer leurs compétences et à actualiser leurs connaissances, à s’adapter aux nouvelles technologies et à acquérir une plus grande autonomie, à intégrer les pédagogies actives en ayant confiance en elles/eux, à participer à la construction d’une identité collective professionnelle, à travailler sur des pratiques réflexives tout en participant à des innovations spécifiques pour public migrant. Si l’associatif et le monde institutionnel font route ensemble et non pas séparément, cette collaboration ne peut être que bénéfique pour la qualité [didactique de l’enseignement, la qualité organisationnelle et la qualité de coordination entre tous les acteurs] offerte aux primo-arrivant(e)s et peut changer leur vie. 4. Place de l’humanisme dans de tels dispositifs En conclusion, dans un cours où on accueille des « naufragés de la vie » échoués dans un cours de français, la réalité n’est plus la même : les histoires de vie, de parcours de migration sont au cœur de la classe et du cheminement individuel de chacun et chacune des migrant(e)s deviennent un miroir réfléchi de l’enseignant(e), de l’entourage et de l’environnement des primo-arrivants. Ce qui est attendu de la population, des organisations institutionnelles et des enseignant(e)s Alpha est « un esprit 12 Actes des journées d’études, Les associations d’enseignants de français et les publics migrants, FIPF, Bruxelles, 6-7 décembre 2017, p. 6.

7 d’ouverture », « un climat de reconnaissance » ainsi que « l’élimination des obstacles discriminatoires13 ». Grâce à cet humanisme, et malgré l’existence « d’autres liens sociaux tels que le mariage et les associations » (Nkubito, 2006 : 11), trouver un emploi est considéré comme crucial pour l’inclusion socio-économique des primo-arrivants. Le français langue d’intégration deviendra ainsi un français langue d’insertion socio-professionnelle des immigrant(e)s. En tant que vice-présidente de la FIPF, force est de rappeler que cette dernière « plaide en effet en faveur d’un enseignement aussi pertinent qu’accueillant pour toutes ces personnes, basé sur un apprentissage de la langue française et une familiarisation culturelle qui tiennent compte des différents profils et parcours linguistiques, culturels et personnels des publics auxquels on s’adresse, et des difficultés qu’ils doivent affronter quotidiennement dans le nouveau milieu où ils sont plongés14 ». Pour Michaëlle Jean, une urgence existe, celle « de rendre à ces hommes et femmes, leur humanité, leur dignité, leur intégrité physique, leur existence et, au final, leur identité » puisque la formation sans humanisme, « sans égards pour la dignité des apprenants ne peut qu’être vouée à l’échec ». J’aimerais clôturer en adaptant la citation de Langevin, la France ne s’illustre pas forcément parmi les nations les plus accueillantes, mais l’apprentissage de sa langue devrait s’adapter pour répondre au mieux aux attentes particulières de ces populations souvent en situation de détresse. Pour elles, le français est souvent une langue de (nouvelle) vie, après le gîte et le couvert, c’est de la langue que vient le salut. Force est de rappeler que les formations continues sont comme un voyage, court ou long, certifiant ou qualifiant, virtuel ou en présentiel, mais agréable et enrichissant où ce qui compte vraiment est le chemin qu’on fait et avec quel enseignant(e) on le fait. 13 Liana Konstantinidou et Elsa Liste Lamas, Contrôle de qualité en matière d’encouragement linguistique des migrants en Suisse, Actes des journées d’études, Les associations d’enseignants de français et les publics migrants, FIPF, Bruxelles, 6-7 décembre 2017, p. 26. 14 Ibid

8 Table des matières 1. LA SITUATION EN FRANCE, EN BELGIQUE ET AU LUXEMBOURG 9 2. REPONDRE A DES BESOINS SPECIFIQUES SANS TOUTEFOIS COLLER D’ETIQUETTE 10 3. LES SUPPORTS ET LES APPROCHES 15 a. Les supports 15 b. Les approches 19 c. Une approche holistique : quelque chose de plus global que l’apprentissage de la lecture et de l’écriture 28 4. LES AVANCEES ET LES OBSTACLES 30 A l’instar d’une note trouvée dans un document québécois datant de 2015, Apprendre à lire à l’âge adulte, nous utiliserons à plusieurs endroits du texte le féminin pour le mot « formatrice », ceci pour refléter l’apport important des femmes dans la prestation des services dans les centres de formation des adultes. Les partenaires du projet FOCAALE tiennent à exprimer leurs remerciements à Fatma Zohra Mammar et Cynthia Eid pour l’aide précieuse qu’elles ont apportée par leur relecture attentive et leurs conseils éclairés sur cet état des lieux.

9 La présente synthèse comparative a pour objectif de dresser un tableau de ce qui a été écrit sur l’acquisition des compétences de lecture et d’écriture en langue française par des personnes nonfrancophones peu ou pas scolarisées dans leur pays d’origine et par conséquent, généralement illettrées ou analphabètes15 dans leur langue maternelle. Cette synthèse s’inscrit dans le projet de recherche FOCAALE, Français Opérationnel et Contextualisé pour Adultes en Apprentissage de la Lecture-Écriture. Ce projet, financé par le programme Erasmus +, répond précisément au besoin urgent d’améliorer l’enseignement du français pour les adultes venus en migration peu ou pas scolarisés en mutualisant les expertises et les pratiques existantes de trois pays francophones de l’UE, la France, la Belgique et le Luxembourg. A travers cette synthèse comparative, basée sur un état des lieux de la recherche scientifique16, nous souhaitons mettre en avant les avancées et les obstacles de l’enseignement du français aux adultes non lecteurs non scripteurs, tels que décrits par la recherche. Nous avons dans un premier temps concentré l’état des lieux aux articles publiés endéans les cinq dernières années. Toutefois, la poignée d’articles en lien avec notre sujet nous a conduit à aller au-delà du critère de la date. En effet, sur un total de cinquante articles ou ouvrages consultés, treize articles sont récents, à savoir publiés en 2013 ou après, et parmi ces treize articles, seulement six sont davantage en lien avec les personnes venues en migration et infrascolarisées. Dans le présent document, la question de la définition du public ciblé par le projet FOCAALE fait l’objet d’un premier focus. Ensuite, nous faisons le bilan des matériaux pédagogiques efficients évoqués dans la littérature, tels que les supports authentiques et les récits de vie biographiques. Les approches didactiques valorisées dans les articles de recherche seront évoquées ainsi que l’importance d’avoir une vision plus globale qu’une approche strictement didactique, notamment à travers l’accueil des personnes. La question des obstacles communs rencontrés par les pays participants à travers ces différentes questions nous amènera enfin à proposer quelques pistes à développer. 1. La situation en France, en Belgique et au Luxembourg Le projet FOCAALE se fait en collaboration avec la France, la Belgique et le Luxembourg. Les spécificités de chaque territoire ont peu été abordées dans la littérature. Les travaux de deux étudiantes, Fanny Mangot (2012) et Anaïs Fournaux (2018), permettent de rendre compte de quelques différences liées aux territoires, à savoir le Luxembourg et la Belgique. Pour la Belgique, Anaïs Fournaux brosse un portrait historique de l’offre d’Alpha, tandis que dans les Actes des Journées d’études (2019), Jonathan Szajman propose un tableau synchronique de l’offre Alpha/FLE ainsi que de l’offre de formation pour les formateurs à Bruxelles. Marie-Cécile Guernier et Véronique Rivière (2012) présentent, quant à elles, la situation en France, sur les plans institutionnel et organisationnel, tandis que Adami (2012) retrace l’historique de la formation en France. 15 L'analphabète n'a pas appris à lire et à écrire dans sa langue, pour la simple raison que, bien souvent, il n'est pas allé à l'école. L'illettré, lui, a été scolarisé mais cet apprentissage n'a pas conduit à la maîtrise de la lecture et de l'écriture ou bien cette maîtrise a été perdue. 16 Les noms et dates entre parenthèses repris dans la synthèse se rapportent aux références bibliographiques de l’État des lieux de la Recherche.

10 2. Répondre à des besoins spécifiques sans toutefois coller d’étiquette Dans le projet FOCAALE, le public concerné est celui des adultes immigrés non lecteurs non scripteurs. Le projet s’intéresse en priorité à des personnes qui nécessitent de développer simultanément les compétences orales et écrites. Elles se trouvent confrontées, comme le souligne Adami17 (Parson, Tabbal-Amella, 2013) à une triple difficulté : « [elles doivent] découvrir la nature des liens entre l’oral et l’écrit, acquérir les principes de transcodage spécifiques à la langue-cible, en même temps qu’[elles apprennent] à la parler et à la comprendre ». On retrouve très peu de littérature consacrée à ce public. Par ailleurs, les formations proposées ne s’adressent pas exclusivement à ces personnes. Et c’est une chance. Mais à partir de là, de nombreuses questions se posent : des questions liées à la constitution des groupes et aux compétences à acquérir. Que développe-t-on dans le cadre des formations ? Plutôt l’oral ? Plutôt l’écrit ? Les deux simultanément ? Et comment développer l’écrit sans une base à l’oral18 ? La question de l’orientation des personnes dans les différentes formations et de la composition des groupes sont des questions capitales. Les adultes non lecteurs non scripteurs se retrouvent rarement dans des groupes de formation homogènes, excepté possiblement dans le cadre des dispositifs spécifiques d’intégration. Ce qui est beaucoup moins évident dans l’associatif par exemple où les personnes viennent de tous horizons et où un travail d’orientation et d’accueil de ces personnes est donc d’autant plus indispensable. Sur quels critères orienter les personnes ? Est-ce important de connaître le niveau de scolarité ? Et à niveau égal, les personnes auront-elles des compétences similaires ? Dès lors, faut-il plutôt se baser sur les compétences communes acquises ? Les compétences à l’oral ou les compétences à l’écrit ? Les catégories Alphabétisation versus Français langue étrangère sont-elles ici pertinentes ? Et plutôt que de catégoriser et de faire des groupes de niveaux, ne faudrait-il pas constituer des groupes, certes hétérogènes, mais au sein desquels les personnes auraient des objectifs communs ? N’est-ce pas préférable de proposer aux adultes en apprentissage des ateliers, des projets, liés à des objectifs communs en fonction de leurs besoins spécifiques ? Quels sont ces besoins ? Comment les déterminer ? Comment, dès lors, gérer l’hétérogénéité des niveaux de départ ? Grand nombre de ces interrogations sont soulevées dans les publications (Etienne S., 2008 ; de Ferrari M., 2008 – avec le titre très évocateur de Nommer autrement pour faire différemment ; BruleyMeszaros C., 2008 - traite de la difficulté de la gestion de l’hétérogénéité des publics en milieu associatif ; de Ferrari M., Mammar F.-Z., Nassiri M.-C., 2010 ; Guernier M.-C., 2012 – parle de publics diversifiés et d’une multitude de dispositifs de formation). Ces questions animent également les professionnels sur le terrain. 17 Adami H. (2009). La formation linguistique des migrants. Paris : CLE international. 18 Et par ailleurs, comment travailler l’oral et la mémorisation avec des personnes qui ne maitrisent pas l’écrit ? « L' analyse des entretiens indique que l'absence de l'écriture comme outil pédagogique développe des mécanismes d'apprentissage très variés. » (Alejandra Vergara Lopez, 2011). Pour approfondir cette question de l’apprentissage de l’oral par des personnes qui ne maîtrisent pas l’écrit : http://www.lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/abecedaire_du_formateur.pdf

11 Est-ce important de connaître le niveau de scolarité ? Et à niveau égal, les personnes auront-elles des compétences similaires ? Une difficulté mentionnée par les formatrices est celle du repérage des différents profils au départ des informations orales données par les personnes qui s’inscrivent en formation. Le critère de scolarisation ou de non-scolarisation est difficile à déterminer : selon les cas, une personne peut avoir effectué une scolarisation épisodique, avoir appris à lire et à écrire à travers un apprentissage informel (via un membre de la famille), ou encore avoir par exemple fréquenté une école coranique (Adami19 cité par Parson et Tabbal-Amella, 2013). Derrière la dénomination d’adultes non scolarisés peut se cacher des réalités très différentes. Certaines personnes présentent des lacunes, tout en possédant un certain nombre d’acquis dans la lecture et dans l’écriture. Ce sont par exemple des personnes scolarisées en primaire dans leur pays mais qui, pour diverses raisons, ne sont pas parvenues à une vraie maitrise de l’écrit dans leur langue, ou encore des personnes qui ont suivi un cours d’Alpha, souvent limité à un nombre d’heures déterminées, mais qui ont perdu leurs acquis par manque d’entrainement, et peut-être aussi par manque de liens avec l’environnement social et culturel. Dès lors, faut-il plutôt se baser sur les compétences communes acquises ? Les compétences à l’oral ou les compétences à l’écrit ? Dans les classes de français langue étrangère, le niveau d’oral prédomine comme critère pour homogénéiser les groupes de formation, tandis que le niveau d’écrit prévaut dans les classes d’alphabétisation. Néanmoins, dans les mêmes groupes de formation, que ce soit en FLE ou en Alpha, il existe d’importants décalages entre les niveaux d’écrit. Dans la présentation de leur ouvrage, Marie-Cécile Guernier et Véronique Rivière (2012) identifient deux groupes de personnes qui suivent les formations avec pour objectifs l’apprentissage de l’écrit. Les différences de profils engendrent des différences de rythmes d’apprentissage dont il faut tenir compte. Un premier groupe est constitué par des personnes en réapprentissage de la langue écrite, comme les personnes en situation d’illettrisme, les jeunes adultes trop tôt déscolarisés ou les salariés peu qualifiés ou encore les personnes allophones qui vivent depuis longtemps dans un pays francophone et qui s’inscrivent à des cours de français dans une visée de socialisation ou en vue de la naturalisation. Un deuxième groupe est constitué par les personnes nouvellement accueillies sur le territoire, soit demandeurs d’asile/de protection internationale20, soit signataires d’un Contrat d’Accueil et d’Intégration qui entament un parcours d’insertion dans un contexte sociétal où le français est très présent. Ajoutons que dans ce deuxième groupe, on retrouve en formation des personnes alphabétisées dans leur langue maternelle, certains avec un niveau d’études supérieur, mais qui ne connaissent pas l’alphabet latin. Ces personnes, déjà alphabétisées dans leur propre langue, devraient pouvoir transférer leurs compétences en lecture au français après avoir maîtrisé les changements du système d’écriture : l’alphabet mais également pour certains le sens de la lecture de gauche à droite 19 Adami H. (2009). La formation linguistique des migrants. Paris : CLE international. 20 L’appellation varie d’un territoire à l’autre.

12 et de haut en bas. On retrouve également des personnes qui n’ont pas été scolarisées dans leur pays d’origine, à savoir les personnes auxquelles s’intéresse plus spécialement le projet FOCAALE. Selon Parson et Tabbal-Amella (2013), la question de l’entrée dans l’écrit a peu été étudiée au regard d’adultes n’ayant pas été scolarisés. Les personnes qui n’ont jamais côtoyé « le monde de l’écrit » dans le contexte scolaire et qui se trouvent, par conséquent, « hors écrit », ont, au fil des parcours de vie, entretenu des rapports avec ce monde (Parson, Tabbal-Amella, 2013). Néanmoins, un travail sur les habiletés de base est nécessaire : Les personnes qui fréquentent l’école pour la première fois et qui n’ont aucune expérience du texte écrit ont habituellement besoin de se doter de certaines habiletés de base avant de pouvoir commencer à lire et à écrire. Par exemple, elles n’ont peut-être jamais tenu un stylo ou un crayon dans la main et devront donc mettre un peu de temps à se sentir à l’aise en le faisant (…) Effectivement, ces adultes devront peut-être apprendre à tenir un crayon, à faire des traits au crayon et à copier des formes, des lettres ou des chiffres. Certains concepts peuvent leur échapper, par exemple, le fait que la page écrite a un sens, qu’une image représente un objet concret ou que nous lisons de gauche à droite et de haut en bas la page écrite en français21. Pour les publics les plus éloignés de l’écrit, un préalable à l’apprentissage de la langue est le travail du geste graphique, souvent proposé aux Alphas débutants. Il s’agit d’une phase exploratoire où l’on développe des compétences en prélecture et en pré-écriture. Ce travail du geste graphique ne pourra prendre place que si la conscience phonologique des apprenants est assez développée, et pour cela il est nécessaire de développer également la compétence orale avant de se focaliser sur l’apprentissage de l’écrit. Mariela de Ferrari (2010) évoque la diversité de cas de figure qui complique la donne pour situer les acquis des apprenants, former des groupes cohérents et proposer des réponses pédagogiques adaptées aux besoins de chacun : elle cite comme exemple le cas d’une personne capable de laisser un message compréhensible à son employeur pour signaler un dysfonctionnement et par ailleurs incapable de savoir écrire son nom et son prénom sans recopier. « La catégorisation fournit une photographie très imprécise, voire floue de la réalité. Les différents groupes ne sont pas étanches, chaque personne présente un profil linguistique et littératique original construit au fil de son histoire » (Parson, Tabbal-Amella, 2013) Toute personne a des pratiques au sein desquelles se développe la littératie en dehors d’un cadre institutionnel, c’est ce que souhaitent souligner Parson et Tabbal-Amella (2013) à travers l’étude des récits biographiques des personnes n’ayant pas connu la forme scolaire dans leur pays d’origine et étant engagés dans un processus d’alphabétisation. 21 Linda Johansson, Kathy Angst, Brenda Beer, Sue Martin, Wendy Rebeck et Nicole Sibilleau. (2005). Alphabétisation pour immigrants adultes en français langue seconde http://bv.cdeacf.ca/documents/PDF/rayonalpha/93725.pdf

13 Alphabétisation versus Français langue étrangère Les termes Alpha et FLE correspondent à des histoires différentes et à des différences de formations de formatrices : « le terme de Français Langue Etrangère (FLE) désigne une discipline universitaire et un ensemble d’outils méthodologiques pour enseigner le français à des personnes allophones. L’alphabétisation renvoie quant à elle au mouvement d’éducation populaire […]. Et de ce fait, on peut avancer que le FLE a été pensé à son origine par et pour des publics universitaires quand l’alphabétisation est indissociable de ses origines dans le monde associatif et militant : si elle propose des approches méthodologiques, c’est généralement dans une visée plus large d’éducation populaire émancipatrice » (Szajman, 2018). Le FLE s’est élaboré dans des cadres formels influencés par les modèles scolaires. On remarque un glissement de sens, de la formation des formateurs vers les personnes formées, « Dans la formation linguistique à visée d’insertion, les publics sont nommés sous les termes d’« Alpha » ou de « FLE » en fonction de leur scolarisation ou de leur absence de scolarisation. Le signe FLE n’évoque plus une discipline ou un outillage méthodologique, il devient un moyen de distinguer ceux qui ont été scolarisés de ceux qui ne l’ont pas été. » (Mariela de Ferrari, 2008). En 2018, deux journées, organisées par Lire et Ecrire et Proforal, ont été consacrées à la distinction Alpha-FLE et plus spécifiquement aux points communs et aux divergences. Les comptes rendus de ces journées sont disponibles sur http://www.lire-et-ecrire.be/Forum-Alpha-et-FLE-points-communs-etdivergences-14553. Ces deux processus éducatifs sont proposés à des publics qu’il est difficile de catégoriser, entre lesquels il n’existe pas de frontières hermétiques. Dès lors, la dichotomie Alpha-FLE est-elle encore pertinente pour les pédagogues ? Plutôt que de distinguer Alpha-FLE, il est plus adéquat de parler de « littératie », un terme plus global, à savoir la capacité de comprendre, d’évaluer, d’utiliser et de s’engager dans des textes écrits pour participer à la société, pour accomplir ses objectifs et pour développer ses connaissances et son potentiel22. Tabbal-Amella (2014) intitule d’ailleurs une de ses contributions, liée à sa recherche doctorale, De l’alphabétisation à la littératie : les ingrédients de l’entrée dans l’écrit chez des adultes non scolarisés. 22 Définition proposée par l’OCDE.

14 Source : présentation de Catherine Stercq utilisée lors du Forum Alpha-FLE à Bruxelles les 30-31 octobre 201823 Dans le projet FOCAALE, nous l’avons mentionné, le public concerné nécessite de développer simultanément les compétences orales et écrites. Ces personnes se retrouvent à l’intersection du monde de l’Alpha et de celui du FLE. Il s’agit de personnes qui ont été peu scolarisées dans leur pays d’origine et qui ne parlent pas le français. Et plutôt que de catégoriser et de faire des groupes de niveaux, ne faudrait-il pas constituer des groupes, certes hétérogènes, mais au sein desquels les personnes auraient des objectifs communs ? N’est-ce pas préférable de proposer aux personnes des ateliers, des projets, liés à des objectifs communs en fonction de leurs besoins spécifiques ? Quels sont ces besoins ? Comment les déterminer ? Comment, dès lors, gérer l’hétérogénéité des niveaux de départ ? Apprendre à lire et à écrire bien sûr, mais pour quoi ? Parson et Tabbal-Amella (2013) citent Adami24 : « il convient de penser la question des rapports à l’écrit d’une façon moins technicienne, c’est-à-dire qui ne prendrait en compte que les aspects de décodage ou d’accès au sens par le verbal, et plus anthropologique ». L’acquisition des compétences de lecture et d’écriture n’est pas une fin en soi mais sert des besoins et des désirs d’intégration, d’émancipation, de participation citoyenne. 23 Pour une explication plus détaillée de l’image, se référer à la présentation orale de Catherine Stercq disponible sur http://www.lire-et-ecrire.be/Forum-Alpha-et-FLE-points-communs-et-divergences14553 24 Adami H. (2008). Tests de sécurité pour salariés en insécurité à l’écrit : stratégies de lecture en contexte professionnel, in Transformations) Recherches en éducation des adultes, n°1, coord. V. Leclecq, USTL-CUEEP-Trigone, pp. 107-120.

15 La prise en compte des besoins est plus pertinente que la stricte logique de niveaux de langue. Pour les personnes ayant des compétences hétérogènes à l’oral et à l’écrit, il est aussi pertinent de les réunir sur base de leurs motivations et de leurs besoins. Plutôt que de catégoriser, il s’agit d’accueillir, de repérer, de discerner les personnes pour mieux comprendre leurs besoins et y répondre. L’hypercatégorisation peut avoir un impact sur la manière de concevoir les cours et sur le choix des supports. Ferrari (2004) parle d’un « risque susceptible de façonner notre manière de voir ». Comme le dit Régine Kolinsky25, spécialiste des neurosciences cognitives à l’Université libre de Bruxelles, il ne s’agit pas de faire des catégories mais plutôt de systématiser des ressemblances et des différences, et ce, afin d’aider les personnes. Repérer les besoins pour fournir des réponses pédagogiques pertinentes. 3. Les supports et les approches Parmi les articles figurant dans l’état des lieux de la recherche, très peu concernent la question des supports et des approches pour un public spécifique d’apprenants non-francophones non lecteurs non scripteurs dans leur première langue. Moins de dix articles et ouvrages se focalisent sur ce public. Néanmoins de nombreux textes s’intéressent plus largement à la question de l’apprentissage des compétences de lecture et d’écriture par des publics infrascolarisés, incluant les non-francophones. La distinction, bien que pertinente, n’est pas toujours très claire dans la littérature. a. Les supports Deux types de supports26 reflètent la tendance générale des pratiques : « d’une part, des supports authentiques utilisés pour repérer des indices porteurs de sens au niveau de leur énonciation, d’autre part des approches syllabiques décontextualisées ou rattachées à des énoncés créés pour utiliser le phonème ou la graphie présentée dans la « leçon ». On n’y trouve pas d’analyse ni de conceptualisation, encore moins de progression spiralaire reposant sur des analogies effectuées à partir des textes et des documents réels proposés » (Mariela de Ferrari, 2010). Ces supports décontextualisés sont similaires à ceux que l’on pourrait retrouver dans un manuel scolaire destiné à l’apprentissage de la lecture à six ans. Un premier écueil à éviter serait de baser largement l’enseignement-apprentissage sur des supports « scolaires ». Pourquoi éviter ces supports ? Une question de sens et une question d’image. Charmeux (2014) considère le manuel de lecture comme une arnaque : il ne peut « contenir » la lecture comme le ferait un manuel d’histoire ou un manuel de mathématiques. Et parmi les obstacles liés à l’entrée en formation, l’image de la formation en lien avec la représentation de l’école et des cadres scolaires peut effrayer des personnes qui se sentent éloignées de ces cadres et illégitimes au sein de ceux-ci. En effet, dans l’analyse des dispositions des personnes peu scolarisées, Lavoie, Levesque et Aubin-Horth (2008) font ressortir différents aspects qui font obstacle, parmi lesquels les expériences scolaires éprouvantes et certaines perceptions négatives de l’école et de la formation ainsi que les rapports qu’entretiennent les personnes peu scolarisées à l’égard des pratiques de lecture et d’écriture. Dans leur article, Leclercq et Bellegarde (2015) reprennent également une série de freins liés aux conceptions de l’écrit, de son usage, de l’école, de la formation de base. Chez les adultes en insécurité face à l’écrit, il est important de casser cet apriori d’un apprentissage trop scolaire, basé sur des matériaux didactiques spécifiques. 25 http://www.lire-et-ecrire.be/Forum-Alpha-et-FLE-points-communs-et-divergences-14553 26 Pour plus de détails sur les supports disponibles, nous vous invitons à consulter l’état des lieux des ressources du projet FOCAALE.

16 Le choix des outils pédagogiques est essentiel. Mariela de Ferrari (2004) cite Jean-Marie Besse et ses cinq axes de réflexion qui permettent d’en déterminer le choix : l’axe socio-affectif, l’axe métalinguistique, l’axe de compétences, l’axe de pratiques et l’axe métacognitif. L’axe socio-affectif permet d’établir un lien entre la proximité personnelle et familiale avec l’écrit et les activités pédagogiques ; l’axe métalinguistique retranscrit le discours et les représentations de l’individu sur le fonctionnement de la langue ; l’axe de compétences traite des pluricompétences au niveau textuel, communicatif et linguistique ; l’axe de pratiques englobe les représentations désirées ou effectives des individus, il précise quels types d’écrits ils souhaitent maîtriser ; l’axe métacognitif explicite le mécanisme de la lecture. Donner du sens aux apprentissages, c’est faire des liens entre la classe et l’utilisation de la langue en dehors de celle-ci. Quels sont les usages de l’écrit utile pour les apprenants ? Leclercq et Bellegarde (2015) écrivent que l’intériorisation du non-recours à l’écrit est due à l’intériorisation de la non-légitimité de certaines formes d’écrits : des pratiques « non valorisantes » et « non reconnues » liées au rapport scolaire que les apprenants ont par rapport à la lecture et l’écriture, avec une survalorisation de l’expression textuelle. Le deuxième écueil serait donc de baser l’apprentissage sur des formes « nobles » de l’écrit, en hiérarchisant les différentes formes et par conséquent en en dénigrant d’autres comme les listes, les notes, les mémos, les post-it, les sms, les mots d’excuses, le mot pour le voisin, le mot pour l’enseignant, la lecture d’un mode d’emploi, une suite de chiffres, le rappel d’un rendez-vous, la lecture d’un planning, etc. (la boîte à outils du Conseil de l’Europe). Les fonctions premières de tout écrit, à savoir écrire un message compréhensible et comprendre le message lu, sont souvent omises par les formatrices et les personnes en apprentissage au profit d’aspects liés à la norme scolaire synonyme de rejet de l’écrit. Il s’agit, à l’instar de ce que propose Leclercq et Bellegarde (2015), de questionner les pratiques concrètes de lecture/écriture des personnes en formation, au niveau social, familial et professionnel : « Que lisent les personnes ? Que produisent-elles comme type d’écrits ? Avec quelles fréquences ? Sous quelles formes ? Avec quels partenaires ? Dans quels lieux et quels réseaux ? Dans quels contextes sociaux ? » Le caractère « non reconnu », « non valorisant » de certains types d’écrits pousserait certaines personnes à intérioriser une non nécessité de recourir à l’écrit. Il est important de faire des ponts entre le lieu de formation et la vie à l’extérieur, hors des cadres scolaires et formels, tant au niveau des supports que des pratiques. C’est important pour donner une place aux apprenants dans la classe, important pour donner du sens à leur apprentissage, important pour qu’« ils mobilisent leur pouvoir d’action » (Parson, Tabbal-Amella, 2013). Sophie Etienne (2008) souligne l’importance d’enseigner des savoirs procéduraux liés à des espaces sociaux : Les objectifs de formation sont prioritairement liés aux besoins imminents des apprenants : se déplacer, faire ses courses, trouver un logement, un emploi, autant de démarches qui nécessitent des compétences multiples. Dès lors, il va de soi que la seule compétence linguistique ne peut être dissociée des situations de communication sociale. Celles-ci exigent de maitriser des savoirs procéduraux qui permettent d’appréhender le contexte de vie. Ceci implique la compétence linguistique comme élément de la communication (orale et écrite), du raisonnement logique et de l’appréhension du réel. Si le terme est réducteur, l’évocation de la «

17 formation linguistique » pour les migrants regroupe généralement cet ensemble d’objectifs. Travailler en priorité les compétences en lien avec les espaces sociaux de proximité, ceux qui constituent l’environnement immédiat des participants. Sur le terrain, les acteurs du champ de la formation d’adultes migrants signalent régulièrement que les outils et les productions scientifiques dans le domaine du FLE/FLS ne répondent que partiellement à leurs attentes spécifiques de formatrices et aux besoins des publics qu’ils ont en charge. Pour répondre à ces attentes insatisfaites, il ne s’agit sans doute pas de repenser toute la didactique du FLE/FLS à l’aune de la formation linguistique des migrants, mais de repenser certaines certitudes théoriques et méthodologiques qui ne résistent pas à l’épreuve de ce terrain. Dans ce domaine didactique, encore moins que dans d’autres, la salle de classe n’est pas un isolat social. L’analyse de l’articulation des facteurs didactiques et extra-didactiques peut permettre de penser ou de repenser l’intervention didactique dans la complexité́ du contexte social dont elle procède et dans lequel elle s’insère27. Par ailleurs dans un article récent, Claude Springer (2017), professeur émérite à l’université d’AixMarseille, parle du fait qu’on ne peut pas réduire les besoins vitaux aux seuls besoins de communication pour le quotidien : il y a ce que nous faisons par contrainte, pour survivre, pour gagner notre vie et ce que nous faisons pour nous épanouir personnellement, la partie liée à la culture. Springer déplore que la formation se focalise bien souvent sur les situations quotidiennes de survie oubliant l’indispensable besoin d’imaginaire et de communion. Ces deux premières conceptions des supports, à savoir éviter de baser la formation sur des supports scolaires et sur des formes de l’écrit trop éloignées des habitudes de vie des apprenants, sont reprises dans le titre de l’article de Tabbal-Amella (2014) : De l’alphabétisation à la littératie : les ingrédients de l’entrée dans l’écrit chez des adultes non scolarisés. Entre forme scolaire et pratiques sociales. Marie-Cécile Guernier (2017) relève, quant à elle, deux conceptions didactiques, l’une assez scolaire, fondée sur des références savantes, l’autre davantage fondée sur les compétences langagières requises en situation professionnelle. Un troisième écueil serait la limitation des outils didactiques à des préoccupations liées à l’emploi et à l’employabilité des personnes ou, à l’inverse, liées aux activités de loisirs. Axer l’apprentissage et les documents sur un lexique professionnel serait limitatif en contraste avec une visée d’apprentissage dans un objectif d’émancipation des personnes. Et pourtant, cette vision se traduit à travers un champ lexical très présent dans la littérature comme dans l’offre de formation basée sur les écrits professionnels. On en trouve des exemples dans la littérature consultée (Guernier, Lachaud et Sautot, 2017 ; Adami Hervé, Etienne Sophie, Bretegnier Aude, 2010). L’intégration professionnelle prend parfois le pas sur l’implication sociale et culturelle. Comme le soulignent Marie-Cécile Guernier et Véronique Rivière (2012), les mutations du contexte socio-économique mondial, au cours de ces dernières décennies, ont des conséquences importantes 27 Adami (2008) L’acculturation linguistique des migrants : des tactiques d’apprentissage à une sociodidactique du français langue seconde, dans Migrations et plurilinguisme en France Cahiers de l’Observatoire des pratiques linguistiques, n° 2 Éditions Didier, septembre 2008

18 sur l’élaboration des programmes linguistiques de formation et sur les pratiques pédagogiques et didactiques au sein des organismes spécialisés dans les actions de formation à visée d’insertion sociale et professionnelle. Une part plus large a été accordée aux préoccupations directement liées à l’emploi et à l’employabilité des personnes. Par ailleurs, les manuels destinés à l’apprentissage de la langue seconde sont souvent axés sur les loisirs. C’est le constat fait par des organismes de formation28 pour adultes qui enseignent régulièrement leurs langues nationales aux migrants, point de départ du projet européen L-Pack29 destiné à produire des matériaux plus efficaces pour l’apprentissage de la langue par les personnes venues en migration : Une recherche documentaire a montré que sur 10 cours de L2 courant que nous avons examinés (5 pour l’italien, 2 pour l’espagnol, 2 pour l’allemand, 1 l’espagnol), ceux-ci se concentrent principalement sur les activités de loisirs : sortir au pub ou au restaurant, faire du shopping, visiter des musées et des monuments, voyager dans le pays, faire des rencontres. Alors qu’au contraire, les situations typiques rencontrées par les migrants (s’installer dans un nouveau pays, trouver un logement stable, chercher un emploi, coopérer avec l’employeur et les collègues de travail dans un pays étranger) sont ignorées ou marginaux. Ces différents documents et projets de recherche attirent l'attention sur le fait qu'un juste milieu est nécessaire dans le choix des supports : faciliter la vie des personnes en leur donnant des outils pratiques en lien avec le travail, le logement, l'administration sans toutefois perdre de vue l'engagement citoyen sous toutes ses facettes. La littérature met en évidence deux types de supports favorables à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture par les adultes : les récits de vie et les supports authentiques contextualisés. Deux articles - Tabbal-Amella (2014) et Parson, Tabal-Amella (2013) parlent des récits de vie comme supports à l’apprentissage. Les auteurs tentent de repérer des éléments récurrents chez les adultes interrogés en s’intéressant à l’« entour» du moment d’apprentissage dans un cadre formel. Les éléments repérés ont trait aux quatre points suivants : les raisons d’agir, donnant du sens à l’engagement en formation et qui font écho à une épreuve originelle marquant la biographie sur le plan du rapport à l’écrit (recevoir des lettres qu’on ne peut pas lire, être rejeté de l’école, devoir gérer des écrits suite à un divorce…), les postures face à la formation, les modes d’investissement en formation et la relation avec les formatrices. Le fait de prendre en considération la dimension biographique des personnes au-delà du cadre et du moment de la formation permet de créer un cadre et des contenus qui favorisent l’apprentissage. 28 ASEV (Italie), VHS (Allemagne), l’IFI (Espagne). 29 Pack citoyen de Langues pour les migrants en Europe – Etendu a commencé en janvier 2014 et tire son nom du projet précédent L -PACK qui a produit un cours en ligne de niveau A2 de langue courante en italien, espagnol, allemand, lituanien, grec et tchèque en tant que langue seconde, spécialement adressé aux adultes migrants. http://www.l-pack.eu/?lang=fr

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