Écoles et territoires

N°98, avril 2025
Coordination : David Giband et Laurent Rieutort
Et si la carte des apprentissages se redessinait à l’échelle locale ? dans ce 98e numéro, la Revue internationale d’éducation de Sèvres met à l’honneur une thématique brûlante et transversale : les liens entre écoles et territoires, dans un contexte mondial de transformation rapide et parfois brutale.
À travers dix enquêtes de terrain sur quatre continents, ce dossier dirigé par David Giband et Laurent Rieutort interroge un paradoxe : alors que les systèmes éducatifs sont traversés par des logiques de globalisation, de privatisation ou de mise en concurrence, les initiatives les plus vivantes et prometteuses émergent souvent du local.
Dans les pays du Nord comme du Sud, le lien entre écoles et territoires est tout sauf figé. Il se négocie, se fragilise ou se réinvente au gré des recompositions géographiques (urbanisation, métropolisation, dépeuplement rural) ; des mutations sociales (inégalités, mobilités, migrations); des dynamiques politiques (décentralisation, territorialisation, partenariats multi-acteurs) ; et des mobilisations communautaires en faveur d’un ancrage éducatif renouvelé.
Le concept de « territoire apprenant » prend ici tout son sens : une intelligence collective nourrie par les acteurs de terrain, la valorisation des ressources locales, et la construction d’un lieu commun aux écoles, familles, associations, élus et institutions.
Ainsi, aux États-Unis, les écoles deviennent des aménités urbaines, instrumentalisées dans les politiques d’attractivité des villes en mutation. En France, les cités éducatives interrogent la capacité de l’État à orchestrer des politiques éducatives partenariales et territorialisées. En Chine, une étude de cas portant sur un village du Hubei met en lumière les disparités vertigineuses de l’offre éducative et les stratégies parentales pour y remédier. En Équateur, les politiques de qualité ont parfois sacrifié l’ancrage communautaire au nom de standards mesurables.
En Irlande, des « quartiers apprenants » construisent des écosystèmes éducatifs collaboratifs face aux inégalités scolaires. À Dakar, la concentration d’établissements privés du supérieur dans un quartier entraîne une véritable recomposition urbaine. Dans les Iles Salomon, le rôle des chefs d’établissement est crucial pour garantir des relations harmonieuses au sein de communautés soumises à diverses influences. En Birmanie, c’est l’implication des communautés locales qui permet de maintenir l’éducation dans les zones de conflit. En Grèce, en Espagne et au Portugal, des écoles de territoire s’appuient sur les ressources locales pour créer ou renforcer l’appartenance à une communauté.
Ce numéro est une invitation à regarder autrement les politiques éducatives, à travers le prisme du territoire et des acteurs qui l’habitent, l’animent, et le font évoluer.
Pour commander ce numéro
Sommaire
Actualité internationale
Sous la direction de Jean-Pierre Véran
Actualité documentaire
Hélène Beaucher
Ressources en ligne
Sophie Condat
L’égalité filles-garçons en éducation : un objectif mondial
Le point sur l’actualité internationale en éducation
Romdhane Zid et Sameh Hrairi
Quelle place pour l’éducation nutritionnelle dans le lycée tunisien ?
Repères sur les systèmes éducatifs
Élisabeth Plé
La main à la pâte : une rénovation de l’enseignement des sciences à l’échelle internationale
Elizaveta Bydanova et Abebaw Yirga Adamu
L’enseignement supérieur en Éthiopie
Vincent Folny
L’évaluation automatisée de l’expression écrite en langue française : mythes et réalité
Notes de lecture
Mark Bray
Xavier Dumay, Tore Bernt Sorensen et Lynn Paine (eds), The Teaching Profession in a Globalizing World: Governance, Career, Learning, Routledge, 2025, 248 p.
Jean-Marie De Ketele
Éric Mangez, Hugues Draelants, Xavier Dumay et Marie Verhoeven (dir.), L’école face à la complexité. Désinstitutionnalisation, globalisation, accélération, De Boeck Supérieur, 2023, 208 p.
Jean-Pierre Véran
Jean-François Marcel et Christophe Gremion (dir.), Évancipation dans l’institution. Oser le rapprochement entre émancipation et évaluation, Cépaduès Éditions, 2025, 224 p.
Jean-Pierre Véran
Jean-Pierre Terrail, La crise de l’école et les moyens d’en sortir, La Dispute, 2024, 112 p.
Maroussia Raveaud
Omar Zanna, Éduquer par le corps à l’empathie. Favoriser le bien-être et les apprentissages contre la violence et le harcèlement, Dunod, 2024, 240 p.
Dossier - Écoles et territoires
Sous la direction de David Giband et Laurent Rieutort
Introduction
L’école et ses territoires : entre compétition, coopération et mobilisations apprenantes
David Giband et Laurent Rieutort
Dans de nombreux pays, les relations entre école et communautés locales évoluent au rythme des changements dans les territoires (urbanisation et métropolisation, creusement des inégalités sociales et géographiques, migrations, conflits géopolitiques), mais aussi des nouvelles demandes éducatives, de la mise en concurrence des établissements, de la privatisation de pans entiers de l’école. Ces processus interrogent tout d’abord la nature contemporaine des liens entre les écoles et leurs territoires (connexion, déconnexion, reconnexion). Ils posent ensuite la question de la place du local dans la fabrique de partenariats et d’alliances éducatives territorialisées, nécessaires pour faire face aux changements. Enfin, ils donnent à voir la mobilisation inégale et inégalitaire des ressources qu’offre le local, jusqu’à faire émerger des « territoires apprenants ». Le dossier présente dix études de cas, dans des contextes variés sur quatre continents.
Les écoles, de nouvelles aménités urbaines aux États-Unis ?
Nora Nafaa et Magda Maaoui
Marquées par des décennies de ségrégation, puis de déségrégation, les écoles font, depuis une cinquantaine d’années, l’objet d’un regain d’intérêt aux États-Unis, car elles sont perçues comme une aménité urbaine visant à retenir et à attirer de nouvelles populations en ville, au travers de la diversification de l’offre. Désormais, l’éducation au sens large – de la petite enfance à l’université – participe des politiques municipales d’attractivité territoriale, mettant en lumière une nouvelle fabrique des territoires urbains à l’échelle locale. Ces politiques, si elles s’inscrivent largement dans les réformes d’inspiration néolibérale visant à déréguler les liens entre les écoles et les territoires, témoignent aussi, dans certains cas, du raffermissement de ces liens dans les quartiers les plus en déshérence.
Universités privées à Dakar : des pôles éducatifs arrimés aux ressources de la ville-centre
Kevin Mary et Jean Alain Goudiaby
À Dakar, les universités privées se développent en s’appuyant sur les ressources de la ville-centre, en particulier autour de l’Université Cheikh Anta Diop. Elles dépendent largement des enseignants du secteur public et bénéficient des infrastructures urbaines. Le quartier du Point E est devenu un véritable pôle éducatif grâce à cette concentration d’établissements, profitant de son accessibilité, de son attractivité résidentielle et participant à la transformation urbaine du quartier. Cette implantation stratégique permet d’attirer des étudiants issus des classes moyennes et supérieures, tout en renforçant l’image des établissements. Parallèlement, un projet planifié de pôle éducatif en périphérie de Dakar, à Diamniadio, peine à s’imposer, faute d’infrastructures suffisantes et d’un ancrage dans un tissu universitaire et urbain dense. Ces établissements privés sont non seulement des acteurs éducatifs, mais aussi des acteurs de la recomposition urbaine.
L’école en Équateur, entre ancrage communautaire et politiques de qualité
Betty Espinosa et Ana María Goetschel
En Équateur, le taux de scolarisation pour l’école primaire est passé de 42 % en 1949 à 88,9 % en 1990, puis 96,8 % en 2023. Suivant des tendances communes à toute l’Amérique latine, l’Équateur avait conduit, depuis le début du xxe siècle et jusqu’en 1990, des politiques éducatives orientées vers l’accès de toutes et tous à l’école, liées tout d’abord à la consolidation de l’État, puis au développement de l’industrialisation interne. À partir de 1990, les politiques éducatives se sont centrées sur la qualité et ont créé un processus contre-intuitif d’individualisation et de prise de distance vis-à-vis des communautés locales. Cet article passe en revue et analyse ces hauts et bas dans les relations entre l’école et son environnement en Équateur.
Un village du Hubei au miroir des disparités spatiales de l’offre scolaire chinoise
Zhang CHEN et Franck Chignier-Riboulon
Comme nombre de pays, la Chine présente un système scolaire inégalitaire, bien que tous les enfants soient scolarisés. Cette inégalité des chances est officielle au travers de l’existence des « écoles clés », nommées très récemment « écoles de qualité ». Elle est renforcée par des contrastes régionaux et une opposition rurale/urbaine. Face à cette réalité, les parents mettent fréquemment en place des stratégies de contournement, dont la migration ou les cours privés. Le village de G. présente une situation de terrain, dans laquelle sont exprimés des témoignages de parents ou d’élèves.
Collaborer avec les écoles des communautés défavorisées : le cas des quartiers apprenants à Cork, Irlande
Siobhán O’Sullivan, Lorna Kenny, Séamus Ó Tuama, Norma Browne, Denis Barrett et Karen Duke
Cet article présente les initiatives du programme Villes et quartiers apprenants menées avec les écoles des communautés défavorisées à Cork, deuxième ville d’Irlande, pour lutter contre la persistance de la stratification et des inégalités des chances et des résultats en matière d’éducation. À travers une approche de développement communautaire, les villes et quartiers apprenants œuvrent pour susciter des collaborations entre les différents secteurs en charge de l’apprentissage, notamment les écoles primaires et secondaires, les associations communautaires et les établissements d’enseignement professionnel et supérieur. L’article décrit l’approche ascendante et collaborative des quartiers apprenants et montre comment de réels partenariats entre les organisations et les communautés impliquées dans l’apprentissage peuvent être développés, afin de favoriser les opportunités d’apprentissage et les trajectoires vers l’enseignement professionnel et supérieur.
La territorialisation des politiques éducatives en France : l’exemple des cités éducatives
Ariane Richard-Bossez et Stéphanie Rubi
Cet article interroge les relations école-territoires au prisme du programme des cités éducatives déployé en France depuis 2019. Dans une première partie, la place des cités éducatives est analysée dans le contexte du mouvement de territorialisation des politiques éducatives qui se développe depuis les années 1980. La deuxième partie examine ce que les cités éducatives révèlent des transformations de la place de l’État dans la régulation des politiques éducatives territorialisées. Enfin, la dernière partie s’intéresse à deux territoires accueillant des cités éducatives, pour mettre en évidence la façon dont cette politique nationale s’opérationnalise à l’échelle locale et les tensions territoriales qui y apparaissent.
Valoriser les ressources patrimoniales dans les apprentissages locaux en Espagne et au Portugal
L’exemple du projet Cultur-Monts
Margarita Fernández Mier, Paloma Sánchez-Broch, Marta Flórez Santasusana, Yolanda Seoane-Veiga et Rebeca Blanco-Rotea
Cet article présente les expériences conduites dans les montagnes du nord de l’Espagne et du Portugal dans le cadre d’un projet européen, Cultur-Monts, qui vise à favoriser la revitalisation de ces zones rurales à travers l’éducation formelle et informelle. Parmi les initiatives présentées, se distinguent les « écoles de territoire », conçues comme un outil pour promouvoir des interactions entre les communautés, le territoire et le patrimoine, en travaillant sur l’héritage culturel et en particulier l’archéologie. Les différentes propositions éducatives sont adaptées aux caractéristiques et aux problèmes du contexte local dans lequel elles se développent. Les premiers résultats montrent qu’elles favorisent non seulement la valorisation du patrimoine culturel, mais renforcent également le sentiment d’appartenance des habitants, en se concentrant notamment sur les enfants et les jeunes.
Nouveaux habitants et nouvelles écoles dans les campagnes grecques
Dimitris Goussios
L’exemple des communautés rurales grecques, dans leurs efforts pour attirer de nouveau habitants, se développe entre l’économie sociale et des initiatives informelles ascendantes, en dehors ou en marge des politiques publiques. L’intégration d’une nouvelle population contribue à la croissance démographique, à la survie de l’école locale et, surtout, à la gestion et à la promotion des ressources. Des plans d’action d’accueil émergent, qui précèdent souvent les politiques publiques par leurs formes propres de coopération et de coordination. L’activation d’une intelligence locale et des savoirs produits par la recherche scientifique transforme les communautés en laboratoires d’apprentissage vivants. Ce constat pose la question de la définition de l’école territoriale, qui doit regrouper élèves, membres de la communauté et nouveaux arrivants. Une nouvelle communauté semble se construire, combinant l’attractivité du cadre de vie avec la valeur des ressources, en surmontant les désavantages physiques et fonctionnels grâce aux réseaux.
Les relations entre l’école et la communauté aux Îles Salomon : le point de vue des responsables éducatifs
Kabini Sanga et Martyn Reynolds
Cet article décrit les activités de négociation des responsables d’école dans l’archipel des Îles Salomon. En Mélanésie, les domaines de la kastom, de l’Église et des institutions rivalisent d’influence. Étant positionnés au cœur des communautés locales, les chefs d’établissement doivent négocier avec les responsables de la kastom et de l’Église dans l’intérêt de leur école. Des relations étroites entre l’école et la communauté sont vitales pour l’épanouissement de toutes les personnes concernées. La kastom constitue ainsi un socle sur lequel bâtir et entretenir des relations. L’urbanisation et la mondialisation peuvent cependant avoir pour effet de saper l’harmonie entre l’école et la communauté. L’article analyse le rôle des responsables d’école, au prisme du leadership dans un contexte de turbulences. Il met en évidence leur esprit de collaboration et leur sens de la collectivité, deux facteurs primordiaux pour une éducation durable et résiliente.
Le rôle des communautés locales pour maintenir l’éducation dans les zones de conflit en Birmanie
Peter Kamtungtuang Suante
Dans les écoles publiques de la Birmanie, le développement d’opportunités d’apprentissage durables et de services éducatifs alternatifs a grandement bénéficié du soutien des communautés locales. À la suite du coup d’État de 2021, les troubles politiques ont conduit près de la moitié de la population touchée par les conflits à rechercher des services éducatifs alternatifs pour leurs enfants. Le conflit a donc transformé le système éducatif centralisé birman en un système décentralisé ascendant. Sur la base d’expériences personnelles et de données publiées, cet article examine les implications du conflit et le rôle des communautés locales en termes de résilience éducative, en se concentrant sur l’État Chin. Il montre qu’une collaboration efficace entre les écoles et les communautés locales peut aider à relever les difficultés dans des zones en proie à des conflits et dotées de ressources limitées.
Références bibliographiques
Haydée Maga et Anna Polewka